L'Algérie
de Jacky
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La suspension

 

Un Samedi après-midi du mois de Juin (1955 ?), l'examen hebdomadaire de notre Caroline était très mal vécu :

"Qu'est ce qui s'est passé, Georges, avec la voiture cette semaine ?" s'exclama notre Fabien, le sourcil ombrageux.

"Tu vois pas qu'elle est complètement affaissée de l'arrière ? Elle a la jupe à ras du pare-terre !"

A travers son langage fleuri, on avait vite compris qu'encore une fois une ou plusieurs lames de la suspension arrière s'étaient cassées.

Notons au passage que dans les voitures de cette génération, les suspensions étaient assurées non pas par des amortisseurs (leur apparition fut bien plus tardive), mais par des ressorts à lames superposées dont la fragilité, sur notre 202, était connue depuis longtemps (Peut-être la rouille ?..Allez savoir !..)

Allongé sur le dos avec la tête enfoncée sous l'arrière, muni de sa baladeuse, ses cris nous confirmèrent que les deux lames, à gauche et à droite, étaient complètement fichues.

"Meeerde !" fit Papa, en raclant en même temps sa gorge subitement nouée. Il est vrai qu'entre pièces et main d'œuvre, c'étaient des incidents qui coûtaient une fortune...


Suspensions à lames

"Et oui, Dimanche soir dernier on est allé chercher mon frère et sa famille, avec les bagages, au car de Tourisme et Travail, à côté du Maurétania: la voiture était surchargée et on fait le trajet jusqu'à Bab el Oued. Mon vieux ! Allez encore rendre service avec ça !"

Nous fûmes contraints de laisser la voiture au garage Baéza et descendîmes à pieds et en silence la rue Montaigne, puis l'avenue de la Marne et la rue Géricault.

" En plus pour la sortie de demain, c'est fichu !" maugréa Papa.

Après les cinq étages gravis d'un pas lourd, le voici en train d'expliquer la situation à Maman qui immanquablement recommence à dire qu'il allait encore falloir se priver pour l'entretien de cette maudite voiture, etc...etc...

"Qu'est-ce que tu veux ? Qu'on la bazarde ? Je n'ai pas les moyens d'en acheter une neuve !..."

"Et qu'est-ce qu'on va faire des enfants demain? Ils vont pas tourner en rond dans la maison toute la journée quand même !!!"

"Tu vois bien qu'il nous faut une voiture, alors hein ?"

Le pire allait venir, au moment d'annoncer le montant des réparations.

Passons vite sur ce pénible moment et concentrons-nous sur la sortie à la plage du lendemain, ce qui à Ti-Charles et moi importait le plus.

Une main énergique tapa à la porte d'entrée et Papa alla ouvrir sur Tonton Dédé, déjà au courant de la mauvaise nouvelle, allez savoir comment, ma parole...!

"Je vous propose de faire le trajet jusqu'à la Madrague dans ma voiture, on sera un peu serré, mais c'est jouable" dit-il dans un léger sourire.

Pour nous, c'était l'aubaine, on allait pour la première fois monter dans son superbe coupé, une Ford vedette 54 bleu marine métallisée, une innovation à l'époque tu penses, avec tenez-vous bien, des pneus à flancs blancs !!!


Ford Vedette 1954

Parlons pas du moteur, un super V8 à doubles soupapes, qui lui donnait la souplesse et la puissance d'une authentique américaine... Bref la liesse complète.

On l'aimait bien Tonton Dédé, avec sa silhouette plutôt trapue, son front dégarni, sa grosse chevalière en or et ses mains larges. Toujours tiré à quatre épingles avec une veste classe (tailleur Edouard) sur un col ouvert, il aurait pu tourner dans un film noir de l'époque.

Il nous aimait bien aussi, même si on ne se voyait pas très souvent.

Il arrivait qu'on soit pourtant quelquefois invités à l'apéritif du soir, tu parles, juste le pallier à traverser !

Il offrait du Whisky à Papa, souvent avec un cigare, et même qu'une fois ils ont joué tous les deux au poker, histoire de s'amuser bien sûr !

Immanquablement, nous les enfants on voulait renifler le whisky en faisant la grimace et on faisait sentir aussi Maman qui, comme d'habitude, disait que ça sentait la punaise. Nous on riait parce qu'on n'avait jamais senti de punaises...

Il était avare de sourire et de paroles et il inspirait le respect. Dans ses yeux pourtant on lisait toute sa tendresse pour nous quand il nous taquinait.

Tata Mireille s'appliquait à montrer leur nouveau canapé "violine et jaune assorti aux tentures et aux chaises", mais lui affichait un air complètement détaché pour ce genre de choses.

Le respect qu'il inspirait était mérité.

Tout le monde à Bab el Oued se souvient d'un après-midi de dimanche, d'un match Gallia Sport Algérois, (maillot bleu bande horizontale rouge sous le torse, avec l'effigie d'un coq sur le cœur. Vous avez compris pourquoi "Gallia" comme gallinacée pardi ! Original non ?) contre l'ASB, association sportive de Boufarik, maillot à bandes verticales bleu ciel et noir, short noir, une bande d'anti-juifs ceux-là, j'te dis pas !

Les enfants et les femmes étaient bannis de ce genre de match, parce que si le Gallia gagnait, comme à son habitude, les Boufarikiens ne supportait pas de voir la joie des supporters de Bab el oued, particulièrement les juifs.

Il faut préciser que le racisme à Alger se pratiquait en tranches superposées:

- Tout au-dessus les vrais Français, de souche métropolitaine, souvent anciens collabos, qui méprisaient toutes les autres origines.
- Au-dessous les Italiens, bien que pieds-nus à repriser leurs filets de pêche, ils s'imaginaient supérieurs aux trois autres classes qui vont suivre.
- Les Espagnols méprisaient les juifs.... Allez sawoir...!
- Les Juifs méprisaient tout le monde parce qu'à juste titre ils se sentaient les plus intelligents.
- Enfin tout le monde méprisait les Arabes, cette bande de voleurs et de fainéants qui ne faisaient rien de leurs journées, sinon de siroter d'interminables cafés en jouant aux dominos.

Voilà le tableau ! Mais encore faut-il préciser que ce racisme-là, il était jovial, bon-enfant, tout en rigolade peut-être moqueuse mais à peine, tous réunis devant l'anisette et la Kémia !!!

Dans ce tableau d'ensemble, n'entraient pas ces Boufarikiens de malheur mauvais dans l'âme, ce qui nous ramène à la sortie de ce fameux match GSA-ASB, ce fameux dimanche après-midi.

Il y avait là Papa, Edouard, Jeannot Anoun et....Tonton Dédé.

L'ambiance était très tendue et de la foule commençait à monter des insultes et des cris, parce que les supporters du Gallia, en plus d'avoir gagné, ils faisaient que rigoler et faire des bras d'honneur pour narguer les perdants.

Soudain une espèce de géant blond à la mine patibulaire s'en prend de loin à tonton Dédé puis se met à fendre la foule pour venir lui faire sa fête...

Plus que cinq six mètres pour les séparer, tandis que Tonton Dédé, dans un calme devenu légendaire se met à tourner sa chevalière vers l'intérieur de sa main...Puis une enjambée, deux enjambées, un saut en extension pendant lequel il arme un bras vengeur jusque derrière l'épaule, et vlan...Une baffe magistrale est assénée d'une main de fer (et d'or) sur la joue de cette enflure (le mot est prémonitoire).

C'était David et Goliath ma parole !!!

A moitié assommé et saignant de sa figure meurtrie, la crapule a vite battu en retraite.

"Comment ? Vous n'étiez pas au courant ? Mais on en a parlé jusqu'à Notre dame d'Afrique !"

Mais revenons à notre sortie de ce dimanche plutôt prometteur, grâce aux facéties de notre super 202, Caroline de son surnom :
Nous voici installés sous le coup des 11h 30 dans le superbe véhicule, Ticharles à l'arrière avec Maman, Tata Mireille et Joëlle, à l'avant Tonton Dédé, Alain, Papa et Moi sur ses genoux. Et oui c'était l'avantage des banquettes uniques et des vitesses au volant sur les grosses voitures de l'époque.

Tonton Dédé éteignit sa Bastos sans filtre dans l'énorme cendrier stylé à la mode des années 50 (j'ai oublié de dire que c'était un gros fumeur), et tourna la clé de contact : le sensationnel V8 se mit à vrombir dans un bruit calfeutré... j'ai regardé Ticharles, il avait l'air aux anges...

Tonton Dédé conduisait vite mais tout en douceur et souplesse. Il faut dire que depuis l'âge de 14 ans, il avait piloté (c'est le mot) toutes les grosses bagnoles de ses parents. Il avait même fait la cour à Tata mireille dans une super décapotable Hotchkiss bleu ciel (comment une jeune fille aurait-elle pu résister ?). Même qu'un jour Papa, encore jeune homme, s'était caché derrière un pilier de la rue Eugène Robe pour les surprendre : ça rigolait pas à Alger avec ces choses-là !

Le tout jeune homme lui avait alors déclaré ses intentions plus qu'honnêtes, en disant que même ses parents étaient au courant...

Moi à l'avant j'étais subjugué. En fermant un œil, j'avais pris comme viseur l'emblème Ford américain de l'époque, à la pointe du capot étincelant, et je voyais défiler la route vers Saint Eugène comme dans un film style "touchez pas au grisbi".

Nous voilà déjà à la Madrague : à l'arrivée, pas de Jean Gabin ni d'Eddie Constantine, mais le fidèle gardien Kabyle qui, sous son chapeau rentré jusqu'à ses yeux plissés par la réverbération d'un soleil à son zénith, nous lança son sempiternel "Stop ça toooche!"

Et puis chacun reprit ses habitudes, la famille Tordjman au Méditerranée, et les Laskar devant le Riva Bella, sous l'immense parasol jaune et violet fait de la toile increvable de chez Vidal et Manégat, avec cocas à la tomate ou aux herbes, sandwiches et... les frites de chez Jockey qu'on allait chercher en se brûlant les pieds dans un sable presqu'en fusion !

Maintenant que j'y pense, c'est ce même parasol, repeint plusieurs fois par Papa, qui nous a encore servi au balcon terrasse de la rue Henri Cheneaux à Marseille, jusqu'en 1975.

 

 

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