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La 202 à Zéralda...

 

C'était le Lundi de Pâques de l'année 1959.

La famille avait décidé une excursion en forêt avec pique-nique, Tonton Robert avec son fidèle camion, Papa avec notre moins fidèle 202 et...Tonton Henri venu exceptionnellement de Paris pour ramener avec lui Tata Hilda, chez nous depuis plusieurs mois, dans le but de seconder maman qui se remettait mal d'une pleurésie infectieuse.

On décida de ne pas s'arrêter cette fois-ci à Sidi-Ferruch qui serait ce jour-là surpeuplé, comme tous les ans...

La destination finale de cette randonnée serait la forêt de Zéralda, une dizaine de kilomètres plus loin, où nous serions plus tranquilles.

 


Carte Alger - Zéralda

Fait unique dans les annales, Tata Lucia avait convaincu Mémé de venir avec nous, histoire de ne pas la laisser seule toute une journée, et, fait tout aussi unique, il y avait aussi Tonton Léon qui ne s'était pas trop fait prier finalement.

Mémé avait choisi de monter dans notre voiture qu'elle trouvait très confortable et qu'elle appréciait particulièrement. Allez comprendre les vieilles personnes, elle était vraiment la seule !

En réfléchissant bien, je crois comprendre que c'était à cause de l'ouverture de la porte passager, de l'avant vers l'arrière, qui lui donnait un confort particulier pour entrer s'assoir vraiment à son aise.

On installa tables et chaises de toile, en réservant pour Mémé un large fauteuil, ravie de respirer l'odeur des aiguilles de pins, agitant son éventail des beaux jours. Immanquablement, c'était à chaque fois qu'elle remarquait la rousseur de mes cheveux au soleil, elle me racontait l'histoire de l'oncle Jacob, rouquin comme moi et avec le même prénom, qui était parti faire fortune en Alaska, grâce au commerce des peaux achetées aux Indiens... Nous le Grand Nord ça nous parlait, à Ticharles et moi, fervents lecteurs de Kiwi la bande dessinée qui retraçait les aventures de Miky le petit trappeur et de ses amis Blake le Roc et Double Rhum.


Kiwi, la bande dessinée


Nous étions désolés d'apprendre qu'une parisienne lui avait croqué toute sa fortune en un rien de temps et qu'il avait dû tout bredouille rentrer à Alger. Papa avait une histoire du même genre, avec l'oncle Armand, du côté Benyounès, parti courir aventure à Paris, et tombé follement amoureux d'une femme, au point d'être amené au suicide. Tragique non ?

Nous étions assez fins pour comprendre la leçon: malheur à ceux qui s'avisaient de quitter la terre natale !

Nous, de toutes les façons, on aurait jamais pensé quitter la maison comme ça, rien que pour voir ailleurs, il aurait fallu être complètement fou !!!

Les voyages Paris-Alger se passaient à l'époque en Bréguet-deux-Ponts pourvu de quatre moteurs à hélice, à une vitesse croisière de 280 Kms heure, soit 7 heures de trajet en trous d'air continus. Les passagers à l'arrivée s'en trouvaient autant malades qu'épuisés...


Bréguet-deux-ponts


Tonton Henri semblait ne pas s'en être encore complètement remis, néanmoins il avait semble-t-il décidé de se détendre pleinement.

Dans cette perspective, il se dirigea vers la Traction Avant que son beau-frère avait mis à sa disposition et chez qui ils avaient été hébergés. Il ouvrit la malle arrière, s'affubla d'un torchon noué sur la tête ainsi que d'un tablier autour de la taille, il sortit une énorme plaque de calantita encore toute chaude, préparée le matin même par Tata Hilda...


Plaque de calentita

Muni d'un couteau dont il se servit du manche pour taper à grand fracas sur les bords de l'épaisse tôle, il s'approcha des tables en criant "calantita toute chaude", en déclanchant les rires et les bravos. Arrivé devant Mémé, celle-ci, dans son sourire pincé habituel, ne put s'empêcher de glisser un "comme ça vous va bien" assassin ...

Bonjour l'ambiance !

Vexé et soudain blême, il ôta aussitôt son accoutrement, alla s'asseoir à l'écart et ne desserra plus les dents de la journée, sans plus parler ni même manger. Papa nous expliqua que les gens qui revenaient à Alger après être partis de longues années, s'en trouvaient tout déséquilibrés en retrouvant ce mode de vie qu'ils avaient oubliés, lui en particulier qui passait sa vie sur les routes et par tous les temps, à essayer de placer les caisses de vin qui lui permettraient de gagner décemment sa vie.

Il n'avait pu c'est sûr, s'empêcher de penser à la villa de sa Grand-Mère à Saint Eugène, lorsque celle-ci préparait les confitures de jasmin et de fleurs d'orangers et que l'air s'en trouvait tout embaumé...

 


Villa de St Eugène

Finalement tous ces gens sans exception nous enviaient d'avoir eu la sagesse de rester chez nous.

Pourvu qu'ils nous mettent pas les yeux tous ceux -là, sans penser à Tonton Henri en particulier, mais quand même...!

Faut dire que tout le monde croyait au mauvais oeil à Alger, et chacun voulait s'en préserver à sa façon:

  • Les Arabes et les Juifs, avec les mains de fatma suspendues partout, sur les murs et sur les cous,
  • Les Espagnols avec les chaînes de piments rouges suspendues aux fenêtres,
  • Les Italiens avec des mains cornues en collier....

Beaucoup plus tard, Tonton Edouard nous avait raconté qu'arrivé à Paris après l'exode, il était entré dans un cabinet immoblier tenu par une maîtresse-femme. Celle-ci lui avait dit un jour avec un aplomb pas possible: "Oh vous les Juifs Pieds-Noirs vous n'avez pas à vous pleindre d'avoir quitté l'Algérie, vu comment vous avez tous réussi à Paris !"

Et tonton Edouard aussi sec: "Madame, je vous reçois 5 sur 5, dans vos yeux je vois la vérité !" Façon pour lui de rentrer sa colère..

Effectivement, le Samedi suivant, à table, la suite sembla donner raison à Papa.

Tonton Henri, crispé, avait très peu touché à son assiette. Il déclara soudain:"Je ne comprends pourquoi vous persistez tous à vouloir rester accrochés à ce pays, si vous continuez, vous allez tous un jour partir à la nage !"


De Gaulle à Alger "je vous ai compris!"

Papa répliqua que c'était tout à fait impossible, qu'il avait assisté sur place au discours de Gaulle, à toute cette fraternisation toutes communautés confondues, à cet espoir dans un avenir de progrès en témoignage duquel toutes les femmes arabes s'étaient mises à brûler leur voile, dans un énorme feu de joie qui leur donnait spontanément le statut de citoyenne française à part entière....et tout et tout ...


Fraternisation

Il fallait ajouter à celà que depuis tous ces évènements, l'Algérie était entièrement pacifiée aujourd'hui, Massu s'étant chargé des villes avec ses bérets rouges, Bigeard le djebel avec ses bérets verts, avec toute l'armée du contingent pour consolider le tout. Bref le FLN était vaincu, militairement et sans plus aucune audience dans la populaion indigène.

" Tout cela est bien joli, sauf que de Gaulle ne veut plus de l'Algérie ! "

De source bien informée, il avait dit à son premier ministre, Michel Debré: " Comment croyez-vous que l'on puisse garder l'Algérie sans bougnouliser la France inexorablement et complètement !"

Tonton Henri nous sembla très introduit dans les milieux gaullistes. Il faisait en effet partie des compagnons de la libération de la toute première heure et il avait gardé un contact très étroit avec eux. Pour preuve, il exhiba sa carte du SAC, signée par Charles Pasqua en personne. Il fallut alors nous rendre à l'évidence, notre oncle faisait partie des barbouzes à de Gaulle, quel mal ils allaient nous faire ceux-là !

Nous on comprenait plus rien !


Tous au Forum !

Et alors qu'est-ce que ça pouvait bien faire que des citoyens français venant de départements français, quelle que soit leurs origines, puissent se déplacer vers d'autres départements français. Il était plus raciste que les racistes pied-noirs eux-mêmes, celui-là !

Et alors qu'ils aillent en métropole et alors ? Nous de toute les façons on serait resté peinard dans notre quartier Nelson, près du Café Riche et du Majestic, avec nos sorties à la Madrague, Sidi-Ferruch et Fort de l'eau, avec le cinéma une fois par semaine, le Majestic bien sûr, et puis aussi le Marignan, le Trianon, le Versailles etc...histoire de voir les derniers films venus de Paris avec les trois mois de décalage habituel...

En tous les cas, j'espère qu'il se retourne tous les jours dans sa tombe de Collombey, rien qu'à voir la France, dans quel état elle est !

On ne pourra pas reprocher à Papa de n'avoir pas essayé de nous extirper d'Algérie, une fois en 1957 pour nous faire échapper aux attentats meurtriers du FLN (je nous revois sauvés de justesse de la bombe du Milk Bar à la rue d'Isly), une autre en 1961 où un départ en masse, qu'il aurait mieux valu anticiper, s'avérait inéxorable.

A l'automne 1957, la direction générale de la SGS à Genève proposa à Papa un poste de Directeur de sa succursale de Rouen. L'offre paraissait alléchante et il fut décidé que Georges Laskar partirait en stage pendant un mois pour prendre contact avec son nouveau poste et ses nouveaux employés.

Hélas le brouillard givrant de ce mois d'octobre, de même que la froideur des habitants et des employés eurent raison de sa meilleure volonté. Au bout de quinze jours à peine, le voilà de retour à Alger.


Vous nous voyez à Rouen ?

A table, il nous raconta ses déboires, parmi lesquels la journée de Kippour passée à la grande synagogue.

Pour ceux qui connaissaient Papa, vous savez qu'il se levait toujours pour nous raconter une scène vécue, gestes à l'appui.

On était pour ainsi dire plongé dans une vraie tranche de vie.

Et le voilà debout, en train de nous mimer les salutations des fidèles entre eux: chapeautés (mime du chapeau soulevé), gants à la main (il avait pris pour l'occasion sa serviette de table), soudain raide comme un parapluie, il prononça avec un accent affecté: "Tous mes voeux mon Cher ! "

 


La synagogue de Rouen

Ticharles et moi, on se roulait parterre de rigolade ! Mais qui étaient donc ces extraterrestres !

Nous, à la rue de Dijon, entre les cousins Dahan, Zerbib, Lachkar, soit tous les petits fils de Tata Justine, Tata Léonie, Tata Fortune et Tata Mounette celle qui faisait les meilleures galettes blanches de tout Alger, on remplissait cinq rangées de bancs, même que le rabbin il s'arrêtait pas de nous faire taire !

Bref, la page de Rouen fut vite tournée ....

La seconde fois en Avril 1961, Tonton Robert, déjà installé à Marseille depuis deux ans, essaya de le débaucher de la SGS pour lui proposer un emploi très lucratif qui lui semblait à sa mesure, disait-il. Il avait vendu son affaire à Alger avec un copieux bénéfice, et fondé un grand commerce de gros, rue Sainte, pour lequel il avait acquis l'exclusivité (c'était la troisième, il avait la bosse du commerce décidemment) des produits Gilac, grande innovation à l'époque.

Il s'agissait, pour Papa d'avoir une carte de représentation unique de la marque, et cela pour tout le sud de la France.

Vous auriez vu Papa trimbaler sur les routes ses collections de vaisselle plastique pour essayer de les fourguer à tous les droguistes du coin ? Nous non ! Et d'abord lui non plus !

 


Collection Gilac

Histoire de dire qu'il aurait quand même essayé, il s'aventura dans quelques quartiers sans grande conviction, cassa littéralement la 403 fourgonnette de Tonton Robert à un carrefour, et rendit son tablier...

Pour comble de malchance, le putsch d'Alger éclata alors qu'il allait juste embarquer à Marignane ! L'Algérie coupée du reste du monde et quatre jours qui lui parurent une éternité....

Décidément nous étions prédestinés à boire la coupe de l'Algérie jusqu'à la lie ! Nous en avions savouré le meilleur, restait à en ingurgiter le pire.

 


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