Un peu d'histoire

 

 

Sète

Outre force feux d'artifice, bals et tournois de joute, le 25 août, la Saint Louis, fête de la ville, donne lieu à un gigantesque concert lyrique en plein air. Amoureux de bel canto, le public a l'enthousiasme aussi bruyant que ses déceptions, et, pendant toute la semaine, dans les salons comme dans les épiceries, on n'entendra parler que du baryton velouté ou de sa subtile soprano.

Dans cette ambiance, Brassens a été environné de chansons dès sa plus tendre enfance. En entendant sa mère et sa soeur aînée chanter du matin au soir à la cuisine, en suivant son grand-père qui fredonnait tout en cultivant laborieusement ses roses dans la terre caillouteuse du jardin, grâce au phonographe, à la radio au cinéma parlant et aux derniers chanteurs des rues, le petit Brassens bénéficia très tôt d'une véritable "encyclopédie sonore".

C'était une autre prédestination que de naître dans la cité de Paul Valéry, ce chantre officiel de la troisième république, cet illustre poète sétois qui se vantait de savoir fabriquer des alexandrins comme on monte une horloge. Grâce à lui ses jeunes concitoyens pouvaient rêver de gloire littéraire sans passer pour des pêcheurs de lune. Paix aux cendres du grand homme, dans son cimetière qui n'a de marin que le nom, bien plus proche de la garrigue que des vaques.


Un père bâtisseur et une mère pieuse

Georges Brassens, donc, naquit à Sète le 21 octobre 1921 - probablement dans la robuste maison grise de la rue Henri Barbusse. C'est son père entrepreneur de maçonnerie, qui avait construit cette bâtisse, comme bon nombre d'autres, dans ce tranquille quartier du Château d'eau - une maison à son image, solide et sans tape-à-l'oeil. Oui le visage de Louis Brassens a un "air de famille" avec ce bâtiment: une façade large, barrée d'une moustache généreuse, éclairé par un regard de franchise et de bonté qu'il a eu le bon goût de léguer à son fils.

C'est à ce tuteur massif, aussi solide dans ses muscles que dans ses convictions - un père comme en rêvent les orphelins - que le poète a légué une de ses plus belles chansons : Les quatre bacheliers. C'est vrai: il a de la "corde de pendu", il a de la chance, le garçon qui a un père "de ce tonneau-là".

De lui, il apprend la fidélité, la bonté tranquille et la haine des hypocrisies. On comprend mieux les derniers vers du poème si l'on sait que Louis Brassens n'était pas croyant dans une petite ville où les cléricaux confondent dans la même dévote aversion athées, communistes, juifs, francs-maçons - bref, tous ceux qui ne sont pas "de leur bord"!

En revanche la mère du poète, Elvira née Dagrosa, était une croyante passionnée et démonstrative comme sait l'être une Napolitaine.

C'est sous son influence que Brassens, tout au long de son enfance se frotta au catholicisme, et nous voyons que les archétypes religieux sont présents tout au long de son oeuvre. Dans La marguerite et La religieuse on a un écho de ces petits potins, souvent médisants, qu'échangent les bigots à la sortie de l'église, et le vigoureux " Debout ! vains dieux, tu vas manquer la messe!" (Le fantôme), qui interrompt un beau rêve d'adolescent, est peut être autobiographique.

Il est assez piquant, aussi, que dans les chansons gaillardes de la première manière, ce soit l'évocation de la mère qui mette un voile pudique sur les expressions les plus crues. Ainsi, dans Le gorille :

Avec impudeur, ces commères
Lorgnaient même un endroit précis
Que, rigoureusement ma mère
M'a défendu d'nommer ici...

Sous cette influence maternelle rigoriste, le poète reçoit une formation religieuse de béton. Il en garde un souvenir horrifié, mais reconnaît qu'il lui est redevable de son exigeante morale laïque. 

En tout cas ce serait un contresens total que de l'imaginer, à la façon d'un Chateaubriand ou d'un Renan, enivré par les fumées d'encens, pris par un mystique vertige sous les voûtes de la Primatiale Saint-Louis qui domine le port de son clocher vert-de-grisé. Papa Brassens aurait été là, heureusement pour lui remettre les pieds au contact du sol!


L'enfance et l'adolescence

Le bambin aux yeux immenses et qui, sur les clichés scolaires domine ses camarades d'une demi-tête, entre enfin au collège de Sète (aujourd'hui Lycée Paul Valery) - une étrange construction à flancs de coteau qui tient de la pagode et du temple à l'antique. Le charmant roman de Jaques Rouré, La paix des cancres (La Table ronde, 1975), trace un portrait haut en couleurs de ce qu'était l'établissement à l'époque. Étonnant lycée dont le proviseur refuse obstinément le téléphone pour ne pas être dérangé par les autorités, mais va faire du porte-à-porte pour recruter des élèves; ou le professeur de chimie vient faire ses cours à dos d'âne, tandis qu'un surveillant plante sa tente sur la pelouse de la cour d'honneur!

Le trait est sans doute un peu chargé. Mais le fait est que Brassens ne prit pas la un goût immodéré pour les études. La poésie y a gagne, sans nul doute!

Il convient néanmoins de rendre justice à l'un de ses professeurs, Alphonse Bonnafe, qui fut également son premier biographe et qui eut l'heur de l'initier a la poésie de Verlaine, Baudelaire, Valery et Mallarmé. On peut imaginer qu'a travers ces lectures, l'adolescent éprouve alors le frisson d'une rencontre décisive. Il a l'ambition de "faire naître quelque chose", mais se contente encore d'écrire des paroles sur les airs a la mode.

Il semble que ce temps ait été essentiellement celui de l'amitié. Néanmoins, dans l'immédiat, c'est l'amitié qui va le perdre.

Dans les Quatre bacheliers , La chanson rejoint une fois de plus la biographie: Brassens s'était lie d'amitié avec une bande de jeunes malfaiteurs, sans participer pour autant à leurs activités. Après qu'ils eurent commis un vol de bijoux, il se trouva arrêté avec eux, convoqué au commissariat, les irréprochables parents de ses camarades renient leurs enfants, et font noblement passer leur réputation avant leur affection.

Au contraire, le père de Brassens se précipite vers lui, et au lieu de l'accabler de reproches, lui manifeste sa tendresse. L'affaire se termine par une condamnation avec sursis. On imagine le lot de charitables médisances et de pieuses calomnies qui durent alors se colporter a propos des frasques du garçon et de l'"indulgence coupable" de son père! En y songeant vingt-cinq ans plus tard, le poète s'étonne encore - avec une naïveté qui l'honore - de ce que ces "pratiquants" soient souvent si peu chrétiens.

Décidément, pour eux, "l'Évangile, c'est de l'hébreu"!( Les quatre bacheliers ). On peut également trouver un écho de ces tempêtes et du sentiment qu'il eut peut être alors d'être un reprouve, dans La mauvaise réputation, sa chanson fétiche, la première qu'il ait chantée en public et qui l'a proprement "lance":

Mais les brav' gens n'aiment pas que
L'on suive une autre route qu'eux ...
Tout le monde médit de moi,
Sauf les muets, ça va de soi.


Dans un coin pourri du pauvre Paris

C'est probablement le "scandale" qui, en 1939, amène Brassens a interrompre ses études (il a 18 ans et le baccalauréat est encore loin). Il travaille quelques temps auprès de son père, puis comme apprenti ramoneur. Enfin, il décide de "monter" a Paris ou Valery brille de tous ses feux, et ou Jean Villar - autre illustre sétois - recueille ses premiers succès.

 Les ricochets  évoque son arrivée sans tambour ni trompette:

J'avais dix-huit ans
tout juste et quittant
ma ville natale
un beau jour, o gué
je vins débarquer
dans la capitale
j'entrai pas aux cris
d'à nous deux Paris
en Ile de France
Que ton Rastignac
n'ait cure, o Balzac
de ma concurrence

La première année, Brassens est reçu chez une parente, dans le XIVème arrondissement. Ce "coin pourri du pauvre Paris" (Le bistrot), "D'la rue de Vanves à la Gaîté" (Le vieux Léon), deviendra un peu sa seconde patrie. Quelques mois, il travaille chez Renault, comme manoeuvre spécialisé. Il trouve néanmoins le temps de parfaire son métier de poète avec un acharnement d'étudiant perfectionniste.

Il passe ses journées entières dans les bibliothèques publiques, lit et relit les grandes voix poétiques de tous les temps: Lamartine, Paul Fort, Francis Jammes, Rimbaud, Villon, Mathurin Regnier, étudie la facture des vers, la structure des poèmes et l'enchaînement des thèmes. Il commence enfin a croire vraiment à son génie, écrit une centaine de chansons et plusieurs centaines de poèmes, dont quelques-uns seront publies en 1942, " a tirage confidentiel", sous le titre A la venvole.

Après une enfance et une adolescence somme toute heureuse, Brassens aborde sa vie d'adulte dans les pires conditions. C'est la guerre et l'Occupation, et à l'encontre de tous les lieux communs, il peut affirmer:


Si je connus un temps de chien, certes,
C'est bien le temps de mes vingt ans !
(Le temps passé)


Les vaches maigres et la vache enragée

En 1943, à 22 ans, il est réquisitionné par le S.T.O. (Service du Travail Obligatoire), et doit partir pour l'Allemagne :

Mes vingt ans sont morts a la guerre
De l'autre cote du champ d'honneur (ibid.)

A son retour, il va loger dans une pension de famille de l'impasse Florimont (toujours dans le XIVème, métro Plaisance), chez la fameuse Jeanne, dont plusieurs chansons célèbrent la générosité et la tendresse franciscaine pour toutes les créatures:

Chez Jeanne, la Jeanne,
On est n'importe qui, on vient n'importe quand,
On est n'importe qui, on vient n'importe quand,
Et, comme par miracle, par enchantement,
On fait parti' de la famille,
Dans son coeur, en s' poussant un peu,
Reste encore une petite place...

Une photo de l'époque la montre caressant la fameuse cane de Jeanne achetée pour la rôtissoire mais que personne ne se résolût à tuer et qui mourut de vieillesse dans les bras de sa maîtresse. Cette présence chaleureuse de "la Jeanne" devait apporter quelque réconfort au poète qui vivait alors la période la plus noire de son existence.

C'est le temps des vaches maigres et de la vache enragée, le temps de l'extrême pauvreté et du découragement. Il compose sans cesse, mais ne parvient pas a faire connaître ses oeuvres en dehors du cercle restreint de ses amis:

En ce temps-là, je vivais dans la lune
Les bonheurs d'ici-bas m'étaient tous défendus
Je semais des violettes et chantais pour des prunes
Et tendais la patte aux chats perdus.

Poète maudit, Brassens adhère aux théories anarchistes et collabore au journal Le libertaire. La lecture des grands maîtres de l'anarchisme - Proudhon en particulier - donne forme a son attachement viscéral pour la liberté, a sa haine pour toute forme de domination de l'homme sur l'homme.


Poète et chansonnier

En matière poétique, Brassens opère alors une véritable conversion, ou plutôt une synthèse créatrice. Jusqu'ici, il avait toujours envisagé de faire des chansons pour gagner sa vie ("un texte sans prétention et une musique la meilleure possible"), et de réserver le meilleur de son inspiration à ses poèmes - un peu comme Lamartine écrivait l'Histoire des Turcs en trente volumes pour "assurer la matérielle" et permettre l'éclosion des Méditations poétiques!

Ambitieux programme, dont l'échec rendrait amère l'approche de la trentaine. Brassens décide alors de chercher dans une autre direction:

"Je me suis dit : "pas la peine d'insister,
tu ne seras jamais un grand poète,
tu ne seras pas un Rimbaud, un Mallarmé,
un Villon (...)
Pourquoi, sur tes musiques, tu n'essayerais
pas tes poèmes? Des poèmes qui n'atteindraient
pas le génie mais qui feraient des chansons
potables, pas trop mal écrites."
(Andre Seve interroge Georges Brassens :
Toute une vie pour la chanson (Le centurion p30.

On peut dire que Brassens - Le Brassens auteur de chansons et universellement connu - est né de cette décision.

C'est probablement à la même époque , aussi qu'il écrit son seul roman, La Tour des miracles - édité quelque quinze ans plus tard (aux éditions Stock, 1968 collection 10/18,814,1973). Étonnant récit ou l'on retrouve souvent les accents rabelaisiens - mais d'un Rabelais qui aurait connu le surréalisme! Les personnages - Huon de la Bievre, Corne d'Aurochs, Pile-Face, la femme-autruche et la chenille funambulesque - semblent échappés de ses chansons gaillardes. Ils exécutent une sarabande effrénée et des plus cocasses, que tout résumé déflorerait. que le lecteur, en tout cas, se garde de croire Brassens, lorsqu'il affirme - en père dénaturé - que "c'est farci de fautes de goût et même de fautes de tout"!

Le succès 

En 1952 - il vient d'avoir 31 ans - Brassens rencontre, grâce a un ami commun, le chansonnier Jacques Grello. Celui-ci plante une guitare qui traînait pas la entre les mains du poète et l'invite a chanter. Jacques Grello devait expliquer par la suite qu'il venait d'acheter cette providentielle guitare grâce a un trop-perçu d'impôts que le percepteur venait de lui restituer (Georges Brassens par F. Ruy-Vidal. Productions Alain Piersan, 1978)

Peu connaisseur en instruments, il fait essayer cette guitare en "peau de percepteur" par le jeune Sétois, la lui prête pour deux heures, puis pour le temps qu'il voudrait. Ce sont ses accords qui accompagnent les deux premiers disques. Bref, c'est au zèle incorruptible d'un fonctionnaire du ministère des finances que le poète anarchiste devrait sa carrière!

Quoi qu'il en soit, Grello aime beaucoup les chansons de Brassens, et cet avis autorisé et impartial est un précieux encouragement pour le poète qui commençait a douter de lui-même. Une solide amitié se noue entre les deux hommes.

Grello essaye de "faire passer" Brassens dans deux ou trois "boites", il l'encourage à persévérer malgré les échecs. Enfin, il le présente à Patachou, qui, dans son célèbre cabaret-restaurant de Montmartre, s'était fait la spécialité de couper les cravates de ses clients et de décorer le plafond de la salle avec ces dépouilles.

D'emblée, elle est séduite par les chansons de Brassens, dont elle deviendra la première interprète.

La plupart des plus de quarante ans ont d'abord entendu chanter Brave margot ou encore Les amoureux des bancs publics par cette voix féminine, tour à tour émouvante et gouailleuse.

Le public apprécie à leur juste valeur les chansons et leur interprétation. Brassens a enfin "percé" comme auteur de chansons. Néanmoins, il est toute une part de son premier répertoire - Le Gorille, La mauvaise réputation, Corne d'Aurochs, par exemple - qu'on imagine mal dans la bouche de "Lady Patachou"! La grande dame de la place du Tertre lui rend de nouveau un signale service en l'invitant à les chanter lui même dans son cabaret. Selon la légende, elle doit littéralement pousser en scène Brassens, dont la timidité est renforcée par la stupeur, voire l'effarouchement de ses premiers publics.

Voila Brassens sorti de l'ombre. Il chante "aux trois baudets" au Concert Pacra, a l'alhambra, enregistre ses premiers "45 tours" chez Philips, répond aux premiers interviews. En avril 1953, dans Le Canard enchaîné, René Fallet décrit Brassens, au cours de ses premiers récitals, "timide, farouche, suant, mal embouché, grattant sa guitare comme on secoue des grilles de prison".

L'auteur du Triporteur, qui deviendra, à son tour, un grand ami de Brassens, célèbre ainsi l'intrusion d'une voix enfin authentique parmi toutes les roucoulantes niaiseries imposées par la radio (ou Brassens est alors interdit de séjour): "une voix en forme de drapeau noir, de robe qui sèche au soleil, de coup de poing sur le képi, une voix qui va aux fraises , à la bagarre et ... a la chasse aux papillons (reproduit dans G. Brassens, Poèmes et chansons , éditions musicales 57,1973).

Désormais, la vie de Brassens se partage entre la composition et les récitals - notamment à Bobino qu'il affectionne tout particulièrement et ou il se produit tous les deux ans environ. Mais, bien plus que les apparitions publiques, ce sont les disques qui jalonnent la carrière de Brassens et permettent de suivre l'évolution de son oeuvre. Les douze "trente centimètres" Philips permettent de situer chaque poème dans le temps, et par la même de distinguer les différents paliers de l'inspiration et du style.


La carrière 

En 1954, Brassens obtient le Grand Prix du disque de l'académie Charles Cros pour le merveilleux Philips 432065 (Le parapluie, Il n'y a pas d'amour heureux, J'ai rendez-vous avec vous, La chasse aux papillons). En 1966, le tour de chant de Brassens et de Juliette Greco fait les beaux soirs du T.N.P. L'année suivante, lui est décerné le Prix de poésie de l'Académie Française. Dans le même temps, le poète aux bras de bûcheron et à la carrure de déménageur connaît la maladie : de violentes coliques néphrétiques le torturent jusqu'à ce qu'une opération vienne un peu le soulager. Agacé par des bobards que certains journaux font alors circuler sur son compte (Brassens a un cancer, Brassens est perdu), le poète prend le parti de chansonner les folliculaires:

Le monstre du Loch Ness ne faisant plus recette
Durant les moments creux dans certaines gazettes
Systématiquement, les nécrologues jouent
A me mettre au linceul sous des feuilles de chou.
(Le bulletin de santé)

Mais en novembre 1981, ce n'est plus un bobard de journalistes: Georges Brassens meurt d'un cancer généralisé dans son Languedoc natal. Il venait d'avoir 60 ans.