|
||||
|
La 202 à Antibes...
Toutes les années paires, la SGS offrait à ses salariés un voyage en métropole. Ne croyez pas que ça aurait pu nous empêcher l'année précédente, alors qu'on restait sur place, de passer d'excellentes vacances. Entre Guyotville et la Madrague, à l'Ilôt, un patelin où il n'y avait que la route et les rochers, Tonton Robert avait loué un cabanon pour continuer à travailler pendant que la famille se reposait, Tata Hermance ayant proclamé qu'elle avait droit à des vacances comme tout le monde. Il les rejoignait le soir et tout le week end. On avait jamais mangé autant d'oursins de toute notre vie. D'énormes plateaux d'oursins qu'on raclait de leurs coquilles pour en étaler le corail sur des tranches de pain, arrosé de citron ou de vinaigre qu'on dégustait sur la terrasse, et même que les adultes , pour accompagner tout ça, ils s'enfilaient des verres de vin blanc jusqu'à ce que Papa immanquablement se mette à chanter "la petite espagnoletta", et que tout le monde reprenait en choeur, "perqué ! perqué !"). Le matin, tout le monde ou que les volontaires selon les fois, on enfilait nos chaussures de caoutchouc, on prenait chacun un masque et une espèce de long harpon, et je vous dis pas le nombre d'oursins qu'on se faisait dans ces rochers, à 1m ou 1,50m de profondeur pas plus. "Aller faire les oursins", pas pêcher,pas même ramasser, voilà comme on disait ! On en ramenait des dizaines et des dizaines, que Jeannie et Colette coupaient en deux avec un tranchoir spécialement prévu, entention les doigts s'il vous plaît, et le repas de midi il était prêt... Ah quelle belle vie ! Revenons à l'été 1958 où, grisé par les
bienheureux évènements de Mai 58, Papa se prit à décider
d'un nouveau voyage en métropole pour ses congés.
Il fut décidé qu'on débarquerait à Marseille, pour voir Tata Estelle, et qu'ensuite on filerait vers la Côte d'Azur, histoire pour Papa de revoir tous les endroits liés à son service militaire dans les chasseurs alpins. Pour tout cela Caroline serait l'outil essentiel du voyage, d'autant plus que tout le transport de la famille, voiture comprise, était pris en charge par la SGS. Ce n'était pas la 1ère fois que nous embarquions ainsi pour la France avec la 202, je me souviens d'un mois entier à Evian, puis une autre année à Vittel, Contrexeville, Gérarmer, Strasbourg ... La veille du départ Papa nous emmena Ticharles et moi voir la 202 étre embarquée à fond de cale, accrochée à un filin de grue, en train de se balancer dans les airs (les car-ferries, ce sera pour bien plus tard).
A notre arrivée, elle nous attendait sagement sur le quai, devant le hangard J3 où le Ville d'Alger nous avait débarqués. A l'époque, pas l'ombre d'une autoroute, et le voyage dura des heures
jusqu'à Nice où Papa avait loué un meublé tout en
haut de l'avenue Masséna. Au début on allait tous les jours sur la plage de Nice, devant le Beau
Rivage, sous notre célèbre parasol amené depuis Alger dans
la malle arrière. C'est alors que Papa nous fit découvrir Juan les Pins et sa plage dorée. Pas encore grand monde à l'époque, le rêve quoi!
On n'avait jamais vu ça, il y avait tous les 100 m. des radeaux amarrés au large, qui servaient de solarium et surtout de plongeoirs grâce à un tremplin fixé au bord. Le nombre de plongeons qu'on se tapait dans la journée dans une eau limpide, je vous dis pas... Pas de frites à la sortie, mais des crêpes au grand marnier achetées au camion, ça nous changeait un peu. Des fois on se baladait dans les rues d'Antibes pendant une bonne partie de la soirée. C'était l'époque où Sidney Bechet jouait au Vieux Colombier, avec l'orchestre de Claude Luter, et souvent tous les musiciens se déplaçaient en fanfare dans la rue, façon parade de la Nouvelle Orléans. Quelle ambiance maman chérie ! Un jour, on est tombé sur les frères Ankaoua, Robert et Maurice, encore célibataires à cette époque. Quelle folie ils nous ont fait à tous les deux, et la vie de patachons qu'ils avaient ! Robert étaient le plus impressionnant des deux, grand, blond, athlétique, les yeux bleus, il avait quitté Miliana sa ville natale en 1940 pour gagner Londres, où il était s'était engagé dans la RAF pour devenir pilote de chasse. Moi qui avait lu la série entière des romans racontant les aventures du Capitain Bigglesworth, en Hurricane ou en Spitfire, au-dessus de la Manche, de Singapour ou la Malaisie (contre Messersmiths ou Jap zéros), je brûlais de toutes les questions que j'aurais voulu lui poser. Ils avaient loué une villa sur les hauteurs, en pleine pinède, où ils nous invitèrent spontanément à partager leur dîner et même à dormir. Dès notre arrivée, Robert m'a appelé depuis l'une des chambres: il en ouvrit alors la penderie pour me montrer son blouson et sa casquette d'aviateur anglais qu'il avait gardés et dont il ne s'était plus jamais séparé (peut-être un voeu, allez savoir. En faisant cela, j'ai vu son regard s'obscurcir, comme si subitement il venait de penser à la mort, celle de ses amis, ou celle à laquelle il avait lui-même échappé. Pour toute la soirée, je pensais qu'il vaudrait mieux ravaler mes questions, pour ne pas gâcher l'ambiance qu'ils mettaient. Ils nous avaient tous affublés d'un nom d'indien, y compris Papa Maman et Pepop, et ils s'etaient mis à faire la danse du scalp autour de la table avec Ticharles et moi. Souvenir inoubliable d'une soirée entière à tous parler un jargon sorti tout droit d'un mauvais western, un bandeau autour de la tête... Ils savaient vraiment comment amuser les enfants ces-deux-là ! C'est vrai que bien après, Sauveur nous avait projeté un film qu'il avait tourné vingt ans plus tôt, dans l'entrepôt de Saint Ouen nouvellement acquis pour lancer une affaire de chaussure en gros qui allait faire leur fortune. Affolant, génial, on aurait dit les Marx Brothers en personne ! Et comme tout a une fin, nous allions reprendre de nuit la route vers Marseille, en compagnie de Sauveur et Jocelyne, Marilyne et Edith toute petite, qui revenaient de leurs vacances à Sospel. Sauveur, avec sa traction 11 CV légère, nous laissa passer parce qu'il avait une confiance très limitée en la 202, et comme ça il garderait un oeil sur nous. Sauveur et sa famille avaient en effet quitté Paris, sans doute pour que Jocelyne puisse profiter de ses parents. Il avait ainsi rompu l'association avec ses frères et avait racheté, grâce à la revente de ses parts, une petite usine de bonbons acidulés qui tournait pas mal du tout. Ils avaient ainsi élu domicile dans un appartement très bourgeois, du moins à l'époque, situé au 88 du Bd de la Libération... Ce même appartement qui aurait dû nous échoir à notre retour d'Algérie, mais voilà, le pas de porte demandé était beaucoup trop cher. Au bout d'un moment, déjà engagés sur la route de l'Estérel, Sauveur commença à nous lancer des appels de phares très saccadés, comme s'il voulait nous dire un truc très important. Papa nous demanda ce qu'il pouvait bien vouloir, on se retourne vers l'arrière à genoux sur les coussins, et alors quel spectacle.....! La 202 s'était mise à cracher des étincelles de son pot d'échappement, un flot d'étincelles en continu, je vous dis pas la frousse de Sauveur qui avait peur que la voiture ne s'embrase à tout moment, ou même qu'elle embrase tout le long de la route toute la forêt de l'Estérel de la Londe et des Maures. Papa disait qu'on avait pas le choix et qu'il fallait continuer, d'autant plus que la voiture n'avait jamais si bien marché.... Sauveur quant à lui n'arrêta pas pendant toute la route de crier "Chémah Israël", nous dit Jocelyne après coup. Il n'avait pas tort de s'affoler, Sauveur, parce qu'une fois à Alger, Fabien déclara qu'un piston devait frotter quelque part et que si jamais une étincelle était remontée à l'arrivée d'essence, j'vous dis pas la suite.... "A ce stade là, il ne restait plus comme solution qu'un échange
standard avec un autre moteur d'occasion, ou alors une nouvelle voiture"... Quant à Sauveur, changement de moteur ou pas, il jura qu'il ne nous accompagnerait plus jamais sur la route, du moins tant que Papa garderait son tas de ferraille comme il l'appelait. Avec Ticharles, pour rigoler, on se dit qu'il se mettait gravement à la merci d'une bouffée noire vengeresse... Allez savoir avec cette voiture ! Il tint parole car l'été suivant, de retour à Alger depuis l'après guerre, en vacances cette fois, il fit amener sa propre voiture, comme pour affirmer sa complète indépendance. Nous cédâmes volontiers notre chambre, car on aimait bien Sauveur quand même, avec son sourire un peu moqueur et ses yeux pétillants. Robert et Maurice à la Madrague.... Durant ce mois-là, lors d'un Dimanche habituel à la Madrague, nous vîmes arriver sur le sable Sauveur en compagnie de ses deux frères venus pour un pélerinage à Miliana. Profitant de la présence sur place de leur frère aîné, ils voulaient aller se recueillir tous les trois sur la tombe de leurs parents. Passées les retrouvailles, les récits, les racontards, la plage avait fini par se vider quelque peu au soleil couchant. Seuls restaient les familles Sebaoun, Smadja, Timsit, Melki, et Tonton Edouard
avec Manou, Tata Mireille et ses enfants, Plus deux militaires en permission...Ils avaient voulu profiter d'une journée de plage les pauvres ; C'est alors que tout a commencé, les deux frères ne tenant plus de se lancer dans leurs facéties burlesques habituelles. Peut-être qu'ils se sentaient bien sur la plage, à cette heure tardive et comme en famille... Au bord de l'eau, ce fut la danse de la pluie, une serviette enroulée autour de la tête avec un peigne en guise de plume. Puis, revêtus d'une grande serviette de bain en guise de paréo, ils entamèrent, en tapant sur des seaux de plage, une danse à la mode à l'époque appelée tamouré. Fallait les voir se trémousser en claquant leurs genoux, en lançant des houah houah saccadés, une vraie fête tahitienne quoi...! Tout le monde se mit à applaudir frénétiquement avec des bravos, y compris nos militaires debout pour la circonstance. Ils avaient débarqué il y a six moix et sans même le temps de connaître la ville, on les avaient dirigés pour un convoi vers les Aurès. C'est la première fois qu'ils rigolaient comme ça ! Et puis Maurice plongea dans l'eau après une élégante
cabriole, fit quelques brasses vers le large et se retournant vers la plage,
il se mit à lancer des cris, des youh youh, à faire l'otarie,
puis il menaça d'enlever son maillot et de sortir tout nu de l'eau....Je
vous dis pas les rires et les cris de tous, spécialement de ces dames... Alors les cris redoublèrent et s'emplifièrent au fur et à mesure qu'il s'approchait du rivage en agitant son maillot à bout de bras ...! Coup de théâtre, il sortit de l'eau certes, mais avec un tout autre maillot, dont il s'était revêtu sous le premier. C'est qu'il avait le sens de la scène, celui-là ! Le lendemain, les trois frères partirent en voiture vers Miliana, mais ils furent refoulés vers Alger dès le premier barrage. Un officier leur expliqua que leur motif ne justifiait pas la formation de tout un convoi pour les escorter. Nous, nous avons raccompagné le soir même les deux militaires dans leur cantonnement, ils devaient repartir le lendemain très tôt sur leur piton... L'un habitait Paris, avenue de la Grande Armée, près de l'Etoile,
un étudiant très bourgeois qui avait rompu son sursis pour venir
défendre cette partie de la France. Moi j'en ai profité pour poser toutes les questions qui me passaient par la tête : - A quoi servaient les hélices de queue des Alouettes ou des Sikorskys qu'on voyait passer à ras de notre maison ? - Pourquoi les obus de DCA éclataient-ils même sans avoir atteint leur cible ? - Comment une mitrailleuse d'avion de chasse pouvait-elle tirer à travers l'hélice, sans gravement en endommager les pales ? etc... etc...etc... Je ne sais pas ce qu'ils ont dû devenir ces deux-là ! Peut-être qu'on les a comptés parmi les 20.000 victimes du contingent, peut-être pas... Peut-être que le 1er a rejoint le putsch en 61 ? Allez savoir...!
| |||
Hello - le soleil brille | ||||
Sidney Bechet - dans les rues d'Antibes | ||||
Ben Hur | ||||