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Restons encore un moment
Devenu ado, à partir de 13 ans, il n'était pas rare que Tata Denise m'invite chez elle, rue Cavelier de la Salle, une rue de Bab el Oued qui débutait en haut du square Guillemin à droite, pour descendre ensuite en oblique vers le début de l'avenue de la Bouzaréah (je vous ai déjà prévenu que ces lignes s'adressaient aux initiés du quartier). Cela se passait surtout pendant les vacances de fin d'année, et ainsi pouvait-on aussi faire nos devoirs ensemble pour la rentrée. Je crois me souvenir de la cage d'escalier et si je me trompe, y aura toujours Babé pour rectifier l'erreur. En tous les cas moi, j'ai en souvenir une immense cage d'escalier qui desservait deux immeubles contigus, avec une double rangée d'escaliers en face à face jusqu'au dernier étage, lui aussi en double évidemment. Ces escaliers desservaient les paliers des différents occupants, mais pas directement : il fallait traverser, pour arriver aux portes palières, de véritables ponts suspendus à l'horizontale au-dessus du vide, avec juste une rampe de part et d'autre. Acrophobes s'abstenir, surtout avec la vue plongeante qu'on avait du 5ème étage... On se serait cru franchissant une tyrolienne au-dessus d'un grand précipice, tout cela dans une symétrie parfaite qui donnait l'impression d'un immense espace fait de vides et de ponts... On se serait cru dans les reflets d'un gigantesque jeu de miroirs.
Si tout cela correspond à la réalité, ça valait bien la peine qu'on s'arrête trois minutes pour parler un peu de cette architecture insolite, née d'un auteur inconnu... Il doit bien y avoir son nom sur une plaque au-dessus de l'entrée, mais qui est-ce qui va vérifier aujourd'hui ? A savoir même si l'immeuble il tient encore debout, à cause de la cage d'escalier qu'elle tenait déjà que sur un fil... Chez Babé, je dormais dans le petit salon, à gauche en entrant, dont la fenêtre était recouverte d'une tenture parce qu'elle donnait non pas sur la rue, mais sur le palier du 5ème étage, barreaux nécessaires pour le cas. Au mur, je me souviens qu'un oud était pendu au mur juste au-dessus du lit (il faut prononcer H'oud comme avec un H aspiré, car en arabe comme en Hébreu, les mots sont sans aucune liaison entre eux et c'est pour cela qu'on les appelle chez nous "tévoth", on pourrait dire des nefs, c'est la traduction, chacune livrée à sa propre destination, pour ainsi dire..) Au moment d'aller se coucher, Babé s'amusait à me répéter que ce h'oud, fait tout en carapace de tortue, avait appartenu à un ancêtre Bacri, du côté Tata Denise donc, et que celui-ci revenait quelquefois en pleine nuit égrener quelques notes d'introduction pour une chanson orientale dont la suite restait toujours en suspens, faute d'un chanteur présent peut-être...En tous les cas, pour m'impressionner complètement, elle ajoutait que tout le monde était au courant, qu'on l'avait souvent entendu: bref le H'oud était hanté ! Moi j'arrivais à m'endormir, pas tout de suite quand même... Jusqu'à une certaine nuit où je me suis réveillé en sursaut: je venais d'entendre cette petite musique qui s'est immédiatement arrêtée quand j'ai ouvert les yeux. Rêve ou réalité ? Je reste encore sans réponse. Sans ces peurs nocturnes, les journées, elles, se passaient tout en joie, en chansons que nous composions, et Tonton Georges à table me faisait littéralement mourir de rire... L'année de mes 14 ans, sur le coup des deux heures de l'après-midi, débarquèrent deux copines de Babé du lycée Savorgnan de Brazza. Quand ces demoiselles en eurent assez d'écouter Little
Richard crier Lucy, Neil Sédaka pleurer oh Carol, Elvis proclamer que
c'était maintenant ou jamais et Paul Anka se torturer dans son crazy
love, (à propos, vous saviez qu'il était passé au Majestic
pour un seul soir, je vous dis pas le monde qu'on voyait de la fenêtre
de la salle à manger, dommage qu'on y était pas, même qu'il
faisait fureur dans tous les juke-box d'Alger, en tous les cas les copines de
Babé y étaient), ces demoiselles, dis-je, demandèrent la
permission de prendre le tram avenue de la Bouzaréah et de pousser jusqu'à
la rue d'Isly, jusqu'aux Galeries de France, histoire de voir les rayons de
fin de d'année, la mode d'hiver et tout quoi... Nous voilà aux galeries de France, tandis que moi franchement, je commençais fermement à m'ennuyer et qu'il me tardait vraiment le chemin du retour... Enfin dans le tram du retour justement, voilà que je vois ces demoiselles debout groupées se mettre à me regarder et à pouffer de rire, j'vous dis pas le malaise ! J'étais tourné par rapport à elles et elles n'imaginaient pas que moi je pouvais les voir en reflet sur la vitre du tramway.
Je devrais vous raconter tous les complexes qui m'ont assailli alors sans plus jamais me lâcher. Au moins mémoire et paroles retrouvées, vous m'écouteriez comme des Psy libérateurs, mais à quoi bon, de toutes les façons il est trop tard ! Allez, j'vous dis aussi la cerise sur le gâteau : figurez-vous que Maman m'avait trouvé pour l'occasion une tenue pas possible. Pantalon bleu marine avec socquettes blanches, chemise blanche, derby anglais marrons à lacets et... un magnifique gilet sans manche à col en V, couleur... vert amande pour que ça aille très bien avec mes cheveux et mes taches de rousseur ! Déjà que j'me sentais mal habillé comme ça... pendant que mes copains eux ils étaient en jeans délavés, mocassins et pull marins ! Pour l'heure c'était vraiment complet ! Les vacances d'été c'était beaucoup mieux, parce que Babé me faisait profiter des parrainages qu'elles avaient grâce à ses copines pour les bains d'El Kettany, un complexe sportif normalement réservé aux militaires officiers et sous-officiers résidant à Alger.
Tennis, volley-ball, piste de patins à roulettes, piscine olympique de 50 m., piscine olympique de plongeons, les deux à l'eau de mer filtrée, y avait de quoi faire ! A propos de sport, il faut que je vous dise que dans le cadre du lycée, et dès la classe de 5ème, Papa avait cru bon de m'inscrire au Club nautique d'Alger; histoire de me faire les muscles, à ramer sur une yole de huit... Quel régal tous les jeudis après-midi de traverser le port d'Alger au soleil, en filant à toute vitesse sous les engueulades du barreur ! Huit qu'on était j'vous ai déjà dit, et pour synchroniser tout ça, c'était pas de la rigolade. Et puis il fallait attraper le bon coup de pelle: si vous alliez trop profond, vous freiniez le bateau aussi sec avec le risque de balancer tout le monde à la flotte, vous comprenez la résistance de l'eau sur l'aviron ? Et si votre pelle restait trop en surface, par la vitesse de l'embarcation elle se mettait en glissade et impossible de la récupérer tandis qu'elle cognait sur celles de vos co-équipiers. Le désastre dans les deux cas.... Par contre lorsque le pli était pris, j'vous dis pas comment ça filait à toute allure et comment on se prenait au jeu, surtout si on faisait une course... De retour à la maison, je retrouvais Ticharles qui s'était ennuyé à mourir. On reprenait rapidement nos jeux habituels :
Ainsi se déroulaient nos vacances à la maison...
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Little Richard - Lucille | ||||
Neil Sedaka - Oh Carol | ||||
Elvis Presley - Its Now or Never | ||||
Paul Anka - Crazy Love | ||||
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