L'Algérie
de Jacky
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Le chaos s'installe
La guerre à domicile
En guise d'épilogue
 
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La guerre à domicile

 

Les pourparlers d'Evian ayant commencé en Mars 1962, De Gaulle fit rapidement savoir à la délégation arabe qu'il avait donné l'ordre de débarrasser Alger et Oran des activistes de l'OAS. Effectivement, sur le terrain les évènements se succédèrent en gagnant en dureté très rapidement.

Le soir de Pourim, nous étions invités chez Tata Mireille, où nous rejoignirent Edouard et Manou que nous voyions moins souvent depuis qu'ils habitaient leur appartement de La Redoute. Ils nous manquaient terriblement...

Jusqu'en janvier 1956, tout le temps qu'il occupa la pièce du fond qui lui servait de chambre en même temps que d'atelier, nous étions toujours fourrés chez lui, surtout quand il n'y avait pas école. En fait il fut notre grand frère aîné...

Je revois encore le fer à charbon, la jeannette de repassage, l'énorme paire de ciseaux dont les lames à elles seules atteignaient 50 cm au moins, son centimètre autour du coup et son bracelet à épingles.

Rien qu'à l'observer, j'ai tout appris du métier de tailleur : Traçages à la craie des mesures, Découpage des pièces, Montage avec les épingles, Faufilages avec les doublures, dernier essayage avant coutures défitives... Quelle fierté dans ses yeux lorsqu'il se mettait à contempler pendue sur un cintre, son oeuvre finement repassée.

Il sifflait tout le temps qu'il travaillait, esquissant parfois un pas de danse, quand l'ouvrage s'annonçait bien.

Car c'était aussi un fin danseur, grand et mince comme il était, aimant particulièrement le tango, la rumba...

Avec son ami Jeannot Anoun, ils avaient fréquenté les dancings d'Alger, le Fantasio, l'Hôtel Aletti, et enfin le Casino de la Corniche où l'orchestre de Lucky Starway (Lucien Seror de son vrai nom) pouvait vous jouer tous les succès dansants depuis Glenn Miller jusqu'au ... 9 Juin 1957, date à laquelle une bombe placée par le FLN l'attendait juste sous son estrade.


Lucky Starway et son orchestre

On ne trouva que des lambeaux de lui à enterrer au cimetière de Saint Eugène, juste à deux pas...

On commença à apprécier Tata manou qui nous aimait bien aussi. Elle nous était en plus très précieuse : grâce à son travail à la MGEN, elle connaissait tous nos instituteurs et enseignants, pouvait leur parler de nous et puis elle nous disait tout de leurs vies familiales, tu parles d'un régal...

Bref nous revoilà ce soir de Pourim où les choses commencèrent à se gâter...

Le matin même, pour saluer la signature des accords d'Evian, des commandos Delta avait pris en tenailles un convoi de gendarmerie dans le tunnel des facultés, bilan onze morts et toute la gendarmerie complètement sur les dents.

Tout en étant à table, on remarqua un puissant faisceau lumineux qui passait sur toutes les façades. Papa et Tonton Edouard nous firent éteindre les lumières, en allant se poster derrière les persiennes juste pour voir ce qui se passait...

Je ne sais pas pourquoi, mais lorsqu'ils étaient ensemble, ces deux-là étaient prêts à toutes les bêtises...

Ils purent dire en chuchotant, comme si maintenant ça servait à quelque chose, l'obscurité peut-être, qu'une autochenille était postée devant le Majestic, pourvue d'un énorme projecteur derrière sa mitrailleuse 12-7 et que tous les immeubles autour du square étaient passés au crible.

Tout à coup, il fallait s'y attendre, le faisceau se mit à balayer la nôtre de façade repérant soudain les deux silhouettes côte à côte. Il passa très rapidement, juste le temps à nos acolytes de quitter la fenêtre, pour revenir se fixer immédiatement sur les volets suspects pendant quelques minutes qui parurent des heures. La pièce était illuminée comme en plein jour et on attendait à tout moment les dents serrées que le tire se déclenche...

Finalement rien ne se passa de tel, mais personne n'eut l'idée de rallumer les lumières et tout le monde partit se coucher en silence et dans l'obscurité...

Deux jours plus tard, le 22 Mars vers 18 heures, on sonna à la porte d'entrée. C'est maman qui alla ouvrir, tandis que je lui emboîtais le pas...
"Bonsoir Madame !" dit poliment la personne, "Je suis Monsieur Carréras du café d'en face..." Phrase ô combien mémorable restée gravée à jamais dans nos mémoires...

Il continua en disant qu'on entendrait cette nuit des bruits sur notre balcon, qu'il ne faudra pas du tout s'inquiéter, qu'il ferait en sorte, avec ses amis, de nous déranger le moins possible en arrivant par les balcons voisins.

L'homme était vêtu d'un imperméable, portait un grand sac de sport qui paraissait très lourd, il était chaussé de baskets chose qui m'apparut très suspecte. Il prit congé mais ne se dirigea pas vers l'escalier de descente...Sans même s'en cacher, il entreprit de monter vers les étages supérieurs, certainement vers la terrasse de l'immeuble.

Tout se passa certainement comme il l'avait annoncé, sauf que vers minuit, nous fûmes réveillés en sursaut par une très violente explosion, puis deux, puis trois, des grenades offensives lancées depuis le 5ème étage... de chez nous quoi !

Nous apprîmes plus tard qu'une voiture de barbouzes s'était arrêtée devant le Coq Blanc pour déposer une énorme caisse contre la devanture...Ils n'eurent plus qu'à emmener leurs blessés et remballer leur matériel. Ce Monsieur Carréras nous aura sauvé la vie: il y avait dans cette caisse de quoi abattre tout un pan de l'immeuble d'en face , et pulvériser en même temps notre appartement... !

Ticharles lui ne s'était pas même réveillé.

Toujours au 22 de la rue Eugène Robe, décidément notre immeuble était devenu hautement stratégique, le 23 Mars au matin, un commando delta, posté dans les caves, surgit au-dehors à l'instant d'un signal, juste au moment où une patrouille de dix hommes passait devant le portail d'entrée... immobilisés et désarmés sans même un coup de feu.

Evidemment, le commando avec toutes les armes prit la fuite par nos escaliers, jusqu'à cette fâmeuse terrasse, où de toit en toit il put gagner l'extrêmité de tout le pâté d'immeubles, jusqu'à la rue Delacroix, où les hommes s'éparpillèrent sans être inquiétés...

Pour nous les ennuis commençaient.

Les gardes mobiles se mirent rapidement à investir toute la maison, cognant violemment à chaque porte, irruptions, fouilles des personnes, perquisitions à fond des appartements, tandis que Papa, avec tous les autres hommes, étaient descendus manu militari dans les caves du marché pour interrogatoire. Il nous raconta, les larmes aux yeux, son humiliation : comme tout ça n'allait pas assez vite, il fut bousculé violemment, reçut des coups de pied vengeurs... Même les Allemands ne l'avaient jamais traité comme ça...!

Pendant ce temps, Maman et nous dûmes affronter une fouille en règle de toute la maison par quatre hommes en armes. Au moment où l'un d'eux glissa la main dans notre corbeille de jouets, dans le placard du couloir, pour en extirper un revolver de cow boy en métal, les trois autres actionnèrent aussitôt les culasses de leur fusil en les pointant vers nous...Les abrutis..!

La veille au soir, inspiré par quelque bon génie, Papa avait eu la bonne idée de glisser le 6-35 qu'il avait ramené de je ne sais où, dans un sac de nylon pour le cacher dans la chasse d'eau. Il s'était aussi débarrassé dans les toilettes de tout un lot de tracts qu'il n'avait pu finir de distribuer... Si les gendarmes étaient tombés dessus, on ne l'aurait plus revu de sitôt !

L'après-midi du même jour, des colonnes de blindés, tanks et automitrailleuses, se mirent à investir Bab el Oued. Du balcon, pendant au moins une heure, on les vit progresser sur deux axes, l'avenue de la Marne d'un côté donc vers le haut du quartier, et la rue Borély la Sapie de l'autre c'est à dire par le front de mer... Le vacarme que cela faisait !

Derrière eux, à hauteur des escaliers de la rampe Vallée, on avait déjà refermé les barrages de poutres et de barbelés. Les fauves étaient rentrés dans l'arène prêts au massacre...

Toujours dans nos escaliers, on entendit la troupe gagner la terrasse, encore la même. C'était la plus haute de tout le quartier, et de là on pouvait contrôler tout le secteur. Une vingtaine d'hommes du contingent y prit position, équipés de deux mitrailleuses sur trépied, d'un mortier, et de plusieurs fusils à lunettes pour les tireurs d'élite.

A la tombée de la nuit commencèrent les tirs... Sporadiques d'abord, juste des armes de poing et pistolets mitrailleurs, l'OAS peut-être...


Blindé avenue de la Marne

La suite fut beaucoup plus sérieuse, avec les armes lourdes qui prirent rapidement le relais...Tirs de mitrailleuses 12-7, ça vous perçait carrément les murs des immeubles, tirs d'obus de chars très espacés mais beaucoup plus violents...

Pour la première fois on entendait les balles comme dans les films mais là c'était pour de vrai : d'abord l'impact contre les murs, puis le sifflement strident juste après. Les mitrailleuses au-dessus de nous se mirent en action, et même le mortier : chaque fois qu'il tirait un obus, ça nous faisait trembler tous les murs.
Nous étions vraiment aux premières loges...

On déménagea tous les matelas de la maison dans le couloir, où on se réfugia jour et nuit pendant les trois jours que durèrent la bataille. Pendant la journée, même l'aviation se mêlait aux combats. D'abord les hélicoptères Alouettes pour repérer les commandos sur les toits, puis l'intervention des chasseurs T2, tu aurais dit une réplique des Jap zéros, pour les mitraillages en piquets.

Si des hommes étaient trop repliés derrière des cheminées, là les tirs de mortiers intervenaient.

Une véritable guerre servie à domicile...

Pendant trois jours, on n'osa même plus bouger de notre couloir.


Les blindés rue Eugène Robe

Enfin le matin du troisième jour, tout s'arrêta. Des voitures militaires pourvues de hauts-parleurs sillonnèrent le quartier, demandant à tous les occupants des immeubles de descendre leurs victimes sur les trottoirs. Puis se fut au tour des ambulances de ramasser les blessés, des dizaines et des dizaines d'ambulances que l'on vit passer en silence...On vit aussi des camions sanguinolants revenir du centre de Bab el Oued, une dizaine au moins dans lesquels on avait dû entasser les cadavres. A raison de vingt morts par camion, faîtes le compte... Les chiffres officiels furent de 17 morts.

Puis Papa se mit en tête de monter du café, en haut aux militaires. Vous imaginez nos protestations ! "Pour moi, l'armée française c'est l'armée française", disait-il, "j'ai toujours été dans la légalité et j'y resterai". On se demanda quelle mouche l'avait piqué tout à coup, peut-être les nerfs qui lâchaient après coup ? En tous les cas il tint à monter son café et il le fit.


Bab el Oued après la bataille

Quelques heures plus tard on annonça toujours par haut parleur une levée temporaire du couvre-feu, et Papa décida de descendre seul prendre la température du quartier.

Vous vous rappelez le colonel Nicholson dans le pont de la Rivière Kwai, Alec Guiness si vous préférez avec son fâmeux "qu'est ce que j'ai fait !" Pareil pour Papa pour son café: il découvrait tout d'un coup tous les dégâts, immeubles perforés, façades éventrées, portails d'entrées et persiennes mitraillées, voitures écrasées...
Comment avaient-ils pu nous faire tout ça ?

Un groupe s'était formé pour parlementer avec le capitaine de gendarmerie dont les hommes tenaient le barrage juste en bas de chez nous. Il s'agissait de permettre le ravitaillement du quartier où des enfants et des vieillards étaient restés depuis plusieurs jours sans pouvoir faire une seule course. Papa raconta tous ses faits d'armes pour la France, déclara sollennement que jamais il n'aurait pu s'en prendre à des civils innocents...etc...Et puis le capitaine céda...


Le ravitaillement du quartier

On vit des colis arriver de nulle part et de partout, ces fâmeux colis que l'OAS avait demandé aux familles de préparer par tracts et au cours des émissions pirates.
On comprenait maintenant toute leur utilité, et des chaînes se formèrent spontanément pour leur acheminement.

En guise de coup de grâce asséné aux Pieds Noirs, la manifestation pacifique organisée en soutien de Bab el Oued, à la rue d'Isly, se termina par un véritable massacre...

Les Algérois étaient définitivement écrasés. C'en était fini pour nous !

La valise où le cercueil, voilà le programme qui nous attendait, en guise d'avertissement du FLN.

Papa, lui, avait juré que, vivant, il ne verrait pas une seule minute le drapeau algérien flotter sur la ville...

Combien il eut raison...Les entrées en masse dans les immeubles, les saccages d'appartements, les viols, les égorgements, les pires des cauchemards, tandis que l'armée française était recluse dans ses casernements .

Dans toutes les rues menant vers le port, on tuait, exécutait sommairement Français ou Harkis, on en enmenait aussi certains vers des destinations inconnues, réduits à l'esclavage dans les mines de phosphates ou de fer à Miliana, certains que l'on retrouva plus tard pendus à des crochets de boucherie, vidés de leur sang, certains encore que l'on ne retrouva plus plongés vivants dans un bain de chaux...

Voilà la fin de cette belle histoire d'amour pour ce pays qui n'existera plus jamais pour nous.

PS: J'ai toujours gardé une pensée pour tous ces indigènes français de coeur restés là-bas et qui n'eurent plus jamais le droit de proclamer leur amour pour leur ancienne patrie...

Je me souviens d'un professeur agrégé de Lettres classiques, M. Mandoule, kabyle fier de ses origines, qui préparait les élèves du lycée Bugeaud à Normale Sup, en leur inculquant tout son amour de la littérature française et des textes anciens. Il avait été l'ami d'Albert Camus, alors que tous les deux étaient élèves dans ce même lycée...

 

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La bataille de Bab el Oued