L'Algérie
de Jacky
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Fumée noire, fumée blanche

 

Un soir, sous le coup des 21 heures, Tonton Edouard fit irruption dans la salle à manger où nous étions en train de finir de dîner.

Il entrait dans la maison avec sa propre clé, pour la plupart du temps sans nous déranger, car en plus lui, il soupait beaucoup plus tard dans sa chambre, après avoir profité d'une soirée bien gagnée à la Grande Brasserie, en interminables parties de billards avec ses amis.

(je rappelle qu'il était champion d'Alger, même que j'ai vu sa médaille!).

Bref ce soir-là il n'hésita pas à entrer comme certaines fois quand même, histoire de prendre des nouvelles et de nous raconter les derniers potins du quartier.

Ticharles et moi on l'adorait l'entendre parler car il avait une façon à lui de raconter tout et n'importe quoi, avec toujours une bonne histoire de Ch'trai ou de Caouitto au milieu, et surtout sans oublier tous les surnoms célèbres dans le quartier (Je me souviens de Tête d'Epingle, Bonazo, Moustique...parmi tant d'autres).

Il est vrai que la moquerie à Bab el Oued était un vrai sport national.

Ce soir-là il aborda un sujet qu'on aurait dit tout de suite sérieux à voir sa mine plus du tout rigolarde ; je le revois toujours debout ces soirs là et accoudé de tout son long sur un des coins de la servante aussi noire que berbère.

Que l'on ne s'y méprenne pas, il s'agissait du meuble de la salle à manger, à gauche en entrant, à ne pas confondre avec le buffet, beaucoup plus grand, à droite accolé au mur le plus long.

"Dis-moi Yvette, il faut que tu dises à Jojo de ne plus aller aussi vite en voiture".

Avec un air très sourcilleux il continua :

"Figure-toi qu'il m'a croisé alors que je traversais la rue Sadi-Carnot sur le coup des 2 heures de l'après-midi, il roulait à plus de 100 kms à l'heure et il ne m'a même pas vu tellement il roulait vite !!!".

On l'a tout de suite cru parce que c'était le chemin normal dans la direction de la rue de Lyon, aux nouveaux bureaux de la Surveillance.

"Ça n'est pas tout, tellement il allait vite que sa voiture crachait en passant une telle fumée noire, que c'est tout juste si j'ai pas dû changer de chemise en entrant au magasin, heureusement qu'elle était grise et pas blanche." (Il venait tout juste de prendre possession de son nouvel atelier-chemiserie, à l'enseigne Edouard Tailleur).

Toujours prompt à prendre ombrage, c'est le propre des Pieds Noirs et des Méditerranéens en général, parce qu'il y a toujours une pinède voire une arcade où aller se calmer, et aussi parce qu'il ne voulait pas s'en laisser compter par un petit frère de huit ans son cadet, Papa répliqua d'une voie ferme :

" Primo, je ne vois pas pourquoi tu cherches à me faire avoir des histoires avec Yvette : si tu as remarqué que j'allais trop vite, pourquoi tu m'en parles pas seul à seul ?

"Secondo, c'est vrai que la voiture allait tellement bien aujourd'hui que je me suis risqué à appuyer sur la pédale surtout qu’à cette heure-là il n'avait personne et que la rue est toute droite jusqu'au Champ de Manœuvre....

C'est pour cela aussi que j'affirme que ma voiture n'a pas pu faire de fumée aujourd'hui" finit-il en enflant la voix.

Papa ignorait encore et à ses dépens qu'un moteur au bout du rouleau a l'air de se porter mieux qu'auparavant. Un dernier sursaut d'agonie ? Allez savoir...

"Jojo tu me connais, c'est pas pour rire! Si je te dis que ta voiture faisait de la fumée, c'est que c'est vrai !

Même Dédé l'a remarqué de son magasin. Tu te rappelles être passé avenue de la Marne devant chez lui ce soir ?"

"C'est vrai, répondit Papa, j'ai poussé jusqu'à la rue L’Estienne pour pouvoir trouver une place en remontant après la rue Borelly La Sapie". (Note de l'auteur: il n'a que les gens du quartier qui sauront s'y retrouver, voilà pourquoi ces lignes sont réservées à un cercle restreint de connaisseurs).

" Alors allons le lui demander, et tu verras bien ! "

Tonton Dédé n'aimait pas trop être dérangé le soir, surtout qu'en ce moment tout le monde avait remarqué que ça n'allait pas très fort.

Il fit néanmoins bonne figure et s'installa dans le fauteuil en face de la télé, dans une superbe robe de chambre de soie.

Tonton Edouard attaqua aussitôt :

" Dédé s'il te plaît, répète à Jojo ce que tu m'as dit : n'est-ce pas que tu as vu passer sa voiture ce soir devant le magasin et qu'elle crachait une bonne dose de fumée noire ? "

" Pas du tout, j'ai dit que sa 202 crachait de la fumée, oui, mais c'était une épaisse fumée blanche ! "

" Comment ça blanche, moi j'ai vu à 2 heures une grosse fumée noire "


Fumées noires ou fumées blanches

Et puis se prenant soudain à se tordre de rire :

" A voir qu'elle est en train de nous faire une élection de Pape, voire d'un nouveau patron chez Peugeot, allez savoir...! "

Ticharles et moi on était parterre de rigolade, parce qu'on venait de voir l'élection de Pie XII à la télé, vu qu'il était vieux et que le prochain n'allait pas tarder, en 1958 j'ai vérifié, soit deux ans plus tard.

Tonton Dédé esquissa un sourire, Papa ne riait pas du tout, quant à Edouard, il n'arrêtait pas de s'esclaffer, une façon à lui de vouloir égayer l'atmosphère...

Fabien B. expliqua le samedi suivant que le moteur avait trop chauffé et que l'huile du carburateur avait carrément grillé les pistons et que ça donnait une fumée noire à l'échappement.

Le joint de culasse avait ensuite lâché, avec pour conséquence un mélange de l'eau du radiateur avec l'huile, le tout donnant alors une fumée blanche à la sortie. Voilà le diagnostic !

C'est fou ce que cette Caroline a pu m'apprendre sur le moteur à explosion...

La réparation en changement de joint de culasse et en rodage de soupapes avec pour le coup un nouveau "chemisage" des pistons, tout cela se fit sans l'avis de Maman à qui on raconta que tout cela n'était qu'une histoire de réglage...

"On verra bien tout ça Samedi," dit Papa en se reprenant vite, "Allez Dédé je te sers un verre de cerises à l'eau de vie faites maison, tu vas te régaler, en plus c'est mardi, il y a l'émission en direct 6-4-2 avec Jacques Bedos (l'oncle de Guy)"

il faut dire que nous étions une des premières familles d'Alger à avoir la télé, un énorme Philips à tube cathodique rond dont les lampes mettaient un temps fou à chauffer.

Tonton Dédé se laissa faire et tata Mireille nous rejoignit en apportant un énorme steack à Edouard, car elle tenait à s'occuper elle-même de son frère.

Tout le monde s'est rendu compte, ce soir-là, que Tonton Dédé n'allait pas très bien :

Je l'ai souvent surpris à regarder par la fenêtre près de lui, nullement intéressé par l'émission de variétés qui battait son plein... Peut-être attiré par le noir au dehors, à y penser j'en ai encore le frisson...

Nous ne remontâmes plus jamais dans la vedette 54 et nous ne revîmes plus Tonton Dédé à partir de ce moment-là.

Quelques soirs plus tard, il précipita sa magnifique voiture dans le port d'Alger, il avait tout juste 36 ans...

Le gardien des voûtes a raconté le lendemain à Papa qu'il l'avait vu passer et qu'au volant, tout près de l'eau, il avait tourné la tête vers lui en mettant le doigt sur sa bouche.

Il voulait son silence sur sa détermination ...

Comme il l'avait prévu, l'Echo d'Alger relata l'évènement en faisant valoir un tragique accident dû à l'obscurité sur le port et au mauvais éclairage.

En première page, le reporter avait fait paraître la photo prise pour l'occasion : on y voyait dans la pénombre la lourde voiture remontée au-dessus de l'eau par d'énormes cordages qu'avaient attachés les scaphandriers du port à un crochet de grue.
Du coup nous y étions, en plein film noir !

Papa n'arrivait pas à s'en remettre; c'est la première fois que je le voyais pleurer comme ça.

Il avait le visage tout blanc, surtout quand le commissaire de police du port lui demanda d'aller reconnaître le corps à la morgue, en disant qu'il était seul apte à une telle épreuve dans la famille.

Il a raconté à Maman plus tard qu'une énorme ecchymose apparaissait sur le crâne et que le médecin légiste lui avait expliqué que cela avait été provoqué par l'énorme choc, en pleine vitesse, à la surface de l'eau.

Il racontait toute l'histoire par bribes et à voix étouffée, comme on garde un secret tragique, mais moi, en collant l'oreille, j'ai tout entendu à travers le mur.

Ticharles et moi avions appris dès lors que la vie ne se passait pas toujours en rigolade.

Plutôt une succession de rires et de larmes, si on veut rester quand même optimiste...

 

 

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