L'Algérie
de Jacky
L'Algérie de Jacky
L'Algérie de Jacky
La Peugeot 202
La suspension
Fumée noire, fumée blanche
Les frites
Les délices de Dellys
Les soifs de l'enfance
Babé, Babette, Elisabeth
La 202 à Antibes
La 202 à Zéralda
Le delco... et Poumette
Le chaos s'installe
La guerre à domicile
En guise d'épilogue
 
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Les soifs de l'enfance

 

Lorsque la soirée d'été était trop avancée alors que le soir et la nuit à Alger étaient aussi chaudes que la journée, il nous arrivait de rentrer directement de la plage à la maison, mais avec une soif, une soif qui nous étreignait littéralement la gorge, déshydratés que nous étions après tant de soleil.

Papa avait toujours pris soin de mettre le matin à la glacière des carafes de coco à l'anis, et pour les rendre encore plus glacées, il sortait le pain de glace de son compartiment et se mettait à en briser des morceaux à l'aide d'un pic et du pilon.

Il glissait les morceaux obtenus à l'intérieur des deux carafes, rajoutait du coco pour que ce soit bien corsé et remuait le tout avec une longue cuiller...Un vrai rituel... Maman avait beau crier que cette glace-là n'était que de la glace industrielle, voire même chimique, qu'elle ne valait rien pour la santé, mais personne ne l'écoutait. Elle pouvait pas comprendre, elle qui avait jamais soif, elle qui buvait très peu et encore tiède. Je comprendrai jamais les femmes là-dessus !

Quand papa nous passait enfin notre immense verre, je vous dis pas le délice...


Réglisse de coco

Par contre la réglisse de coco, ça n'allait pas du tout à Ticharles, sensible du foie comme il était. Pour un oui pour un non il se tapait de ces crises, tout jaune et à vomir et tout...Ca devait venir du climat, parce que une fois parti d'Alger, plus jamais il en a eu..

Une fois, pendant une de ses crises, j'ai eu le malheur de lui dire que les crises de foie ça n'existe pas. C'est Bouchara qui m'avait dit ça la veille, il le tenait de son grand frère étudiant en médecine.

Soudain assis sur son lit, j'ai cru qu'il voulait me tuer. Mordant sa langue dans un coin de ses dents comme quand il faisait un gros effort, il se mit à me frapper violemment à coups de poings sans que je puisse répliquer, d'abord parce qu'il était malade et puis que Maman venait de me dire que si je le frappais pendant qu'il tirait la langue comme ça, elle risquait de se couper net ! Rien que ça, ça me paralysait, j'aurais jamais pu avoir ça sur la conscience toute ma vie !!!

Ce célèbre pain de glace, j'allais le chercher le matin même, avant le départ, chez madame Papa juste en bas de chez nous rue Géricault, pour le rapporter dans un filet à commissions.

Je prenais aussi un paquet de Globe rouge chez madame Tabac à côté, commandé par Papa, et j'en profitais toujours pour contempler ses dernières nouveautés en collection Norev. Nous on préférait les Dinky Toys, parce qu'en métal elles faisaient plus vrai, mais elle ne tenait pas cette marque, comme elle disait.


Dinky Toy

En revanche, on avait acheté chez elle toute une collection de cyclistes du tour de France (une trentaine), pour qu'on puisse organiser des courses sur la nappe cirée de la salle à manger, dont les carreaux nous servaient à compter les cases. On faisait avancer tout ça à coups de dés, le groupe de tête avec le peloton qui suivait, puis les traînards qui risquaient à tout moment la voiture-balai.

Une fin d'après-midi de dimanche, de retour de la Madrague en compagnie de la cousine Babette, alors que nous étions coincés dans la 202, elle-même bloquée dans un embouteillage de folie sur une seule file (je vous rappelle que la nationale Guyotville-Alger n'avait que deux voies), nous inventâmes un jeu pour tromper l'ennui et surtout la soif.

Elisabeth de son vrai prénom, on l'appelait Babette ou encore mieux Babé, certes ça faisait moins cour royale d'Angleterre, mais ça nous convenait davantage. Elle était, et elle est toujours, de quelques petites années mon aînée et nous étions complices sur bien des points.

Aujourd'hui elle vit à Londres (c'était inexorable), et je pense que la lecture des lignes qui vont suivre lui donnera une petite larme...

Ce petit jeu consista à imiter la physionomie des voitures qui nous croisaient à toute vitesse dans l'autre sens, et cela parce que les voitures de l'époque des années 50, elles, avaient chacune une personnalité incroyable. Incomparable en tous points avec les bagnoles d'aujourd'hui dessinées à l'ordinateur selon les concepts dictés par le marché, et qui finissent par se ressembler toutes...

Nous nous efforcions de faire les mimiques capables de reproduire les traits de ces voitures devenues historiques, avec nos commentaires à l'appui pour en faire ressortir le caractère propre à chacune.

Je me rappelle nos fous-rires....

- La 4cv:
Petit homme pimpant et propret au regard curieux et à la bouche ouverte d'étonnement. Un vrai moineau...

 

 

- La traction avant 15 cv:
Un vrai millionnaire au monocle, opulence oblige, au sourire suffisant.

 

 

- La dauphine:
Une espèce d'écervelée qui relève les narines pour humer la route avec des yeux idiots

 

 

- La peugeot 203:
Les cheveux plaqués en arrière, le nez pointu et les dents à découvert, une vraie tête à s'appeler Edmond.

 


- La simca aronde:
Un air pincé avec des yeux ronds, en noir on dirait volontiers une vieille bigotte.

 

 

- La simca versailles:
Des yeux fixés sur sa proie, avec une gueule qui semble rugir, un véritable fauve prêt à bondir.

 

 


- La dyna Panhard:
Le clown de la bande avec sa bouche maquillée et ses yeux imbéciles.

 

 

- Et la 202 alors ?


Que voudriez-vous tirer d'un physique pareil ma parole ?

De grosses oreilles, des yeux très rapprochés et enfoncés littéralement dans les narines, une moustache à la napolitaine, que vouliez-vous en dire ?

En plus, il n'en passait aucune à contresens, vu qu'on devait se trouver dans le dernier exemplaire encore en circulation dans tout l'algérois ! Et imaginer de tête ce genre de physique s'avérait quasiment impossible...

A l'instant présent, la 202 avait eu le mérite de nous faire découvrir le 1er principe de la philosophie positiviste, avant même d'avoir ouvert notre premier recueil de terminale, loin s'en fallait. Profondément anti contemplatif, Auguste Comte disait qu'on ne pourrait jamais se mettre à sa fenêtre pour se voir passer dans la rue...

Tenez-vous bien, nous nous dîmes quant à nous que nous ne pourrions jamais être au bord de la route, juste pour nous voir passer en 202. Pas mal hein quand même ?

Objet roulant sur macadam,
avais-tu donc une âme ?

Et bien la voilà la réponse, on ne pouvait rien dire du physique de la 202, parce qu'elle au moins c'était uniquement une cérébrale et rien qu'une cérébrale...

Moi je le savais déjà, parce que pour nous emmerder comme elle a su le faire, en permanence ou à point nommé, il fallait bien un véritable cerveau pour savoir dérouler de tels plans !!!!! Paix à son âme aujourd'hui...

Parfaitement, moi je pense qu'en plus d'un cerveau, elle avait aussi une âme, ma parole j'te jure ! En plus c'était une âme bienfaitrice... Sans ça comment expliquer toutes ces années de bonheur, comme si l'histoire avait suspendu le cours de toutes les turpitudes qui devaient arriver plus tard, comme pour préserver encore un moment le bonheur d'une famille de Bab el Oued en même temps que toutes les autres avec elle.

La preuve, c'est que lorsque papa s'en est séparé, plus rien ne fut comme avant. Il avait, lassé par tant de pannes, cédé Caroline pour une bouchée de pain à un Kabyle de l'intérieur comme on disait.

Un matin de Novembre 1960, je la vis partir pour son dernier trajet vers le bureau de Papa, à Belcourt où son acquéreur devait la récupérer avec clés et papiers. La dernière image d'elle disparut au coin de la rue Géricault et de la rue Borelly la Sapie...

Je n'eus à cet instant aucune nostalgie ni regret, car le soir même Maman devait rejoindre Papa à la sortie du bureau afin de se rendre chez Simca choisir le tout dernier modèle "aronde".

Enfin nous aurions une voiture comme celle de tout le monde !

Vous me croirez si vous voulez, le soir même on commença à parler à la télé de referendum, d'auto-détermination, du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes etc...etc...

Finies tout à coup la francisation et l'intégration, tous citoyens à part entière depuis Dunkerque jusqu'à Tamanrasset, on nous annonçait l'écroulement de notre paradis.

Et oui, à partir de là les évènements allaient soudain s'accélérer en nous entraînant dans le tourbillon d'une histoire d'où personne n'allait sortir indemne...

Avec cette nouvelle voiture, plus rien ne fut comme avant. Crispés, suspendus aux nouvelles, plus aucun goût aux sorties ni promenades, on attendait la fin ....

Bon on n'en était pas encore là et revenons encore à la 202 s'il vous plaît.

Voilà l'intérieur de la 202, le nôtre était en simili rouge.


L'intérieur de la 202


Vous aurez remarqué les barres de métal sur les fauteuils avant, éléments contraires à toutes règles de sécurité, même celles des années 50, et d'autant plus que les ceintures de bord n'existaient pas encore.

A force de rire comme des fous, ce qui devait se passer arriva...

Papa se mit à s'énerver et crier qu'il ne pouvait plus conduire, Maman de lui dire qu'il exagérait parce que ça faisait une bonne heure qu'on roulait tout juste au pas ! Et voilà qu'il n'eut plus les yeux sur la voiture de devant qui s'était arrêtée.

Enorme coup de frein qui nous a fait tous décoller brutalement en avant.

Ticharles malheureusement était le plus exposé, les pieds juchés sur ce qu'il appelait le tuyau (c'était la colonne de transmission vers les roues arrières). Sa bouche se trouvait juste à hauteur des barres ci-dessus décrites et vous imaginerez la suite.

Maman voulut examiner ses dents de devant pour voir si elles n'étaient pas cassées, au milieu du sang et des larmes... (restons british, voulez-vous)

Tout ça a fini par une grosse ecchymose sur des lèvres tuméfiées. Les enflures durèrent huit jours pendant lesquels je n'arrêtais pas de dire que pour désenfler une lèvre, une simple lame de rasoir suffisait…

Ticharles menaçant me répétait que si jamais je l'approchais, il me tuerait sur place...Ah cette tendresse fraternelle...

L'embouteillage cessa pour nous aux Deux-Moulins où nous décidâmes de faire une halte, afin de prendre des nouvelles des Lebar, devenus âgés et restés seuls depuis que leur fille unique Jacqueline avait suivi son mari Georges fils de notre tante Estelle, à Blida où celui-ci avait racheté l'officine d'un vieux pharmacien, en plein dans l'avenue centrale toute bordée de palmiers et d'orangers.

Les Lebar résidaient dans une demeure célèbre dans tout Alger, construite par l'arrière-grand-père qui s'était fait une immense fortune dans le négoce avec la métropole. Généreux donateur, il gérait plusieurs fonds de bienfaisance, écoles, orphelinat, (l'alliance israélite c'était lui) et c'était aussi à lui qu'on venait s'adresser quand une famille était dans le besoin.


St Eugène : Boulevard Front de Mer et les deux Moulins

Bref, pour vous dire qu'il avait fait construire à lui tout seul la synagogue de la rue de Dijon. Je me rappelle les colonnes de marbres rares assorties aux grandes dalles et aux escaliers, la tévah (les non-juifs traduiront par la nef) entièrement faite de bois précieux et les immenses lustres de bronze... Après l'indépendance, elle fut abandonnée et tomba rapidement en ruines, jusqu'à ce qu'elle soit en l'état transformée en mosquée. On se contenta d'accoler un minaret sur la partie gauche du bâtiment.


Synagogue de la rue de Dijon

On laissa aussi tomber en ruines la demeure des Lebar, les arabes ne voulaient pas y toucher, disant qu'elle était hantée par tous les ancêtres qui y avaient vécu depuis 1920.

Nous, notre synagogue, du moins celle de notre Grand Père Emile, c'était celle de la rue Volant, là où s'étaient mariés Papa et Maman, à la veille de la guerre 40.

Cette synagogue était célèbre par sa tévah construite avec la proue d'un vaisseau de Charles Quint, si bien qu'on devait gravir un escalier à pic pour y accéder, l'escalier même qui avait été récupéré sur ce vaisseau.

Que je vous raconte l'histoire, elle en vaut la peine :

Charles-Quint, petit-fils d'Isabelle et Ferdinand, Empereur d'Autriche, roi d'Espagne sous le nom de Charles 1er, représentant de la chrétienté, combattit pendant des années l'Empire Ottoman.

En 1535, à la tête d'une flotte espagnole, il s'empare déjà de Tunis et la livre au pillage durant 3 jours. La ville compta 70 000 victimes. De nombreux juifs y sont massacrés et beaucoup d'entre eux sont capturés pour être vendus comme esclaves. En octobre 1541, la flotte de Charles-Quint se présente devant Alger, débarque une armée à proximité de la ville et en fait le blocus. On dit même que les côtes africaines n'avaient jamais vu une flotte aussi impressionnante. La consternation et la peur envahissent la communauté juive d'Alger. Les synagogues ne désemplissent pas. Les juifs se réfugient dans le jeûne et la prière pour implorer leur salut.
L'issue fatale semble inéluctable.

Et voilà que la nuit du 23 octobre 1541 se déclenche une énorme tempête. Celle-ci fait des ravages dans la flotte de Charles-Quint. Celle dernière perd plus de 150 bateaux. Les rescapés de cette armée en déroute se réfugient à Bougie, subissant le froid et la faim, avant de pouvoir rejoindre l'Espagne.

Cette incroyable issue a, pendant des siècles, été fêtée le 3 et 4 Hechvan, par un jour de jeûne à l'image du jeûne d'Esther suivi d'un jour de joie et de fête.
De nombreux poèmes ont été écrits pour célébrer cette occasion. Ils font partie du rituel algérois et étaient lus à chaque anniversaire de cette délivrance.
La communauté juive d'Alger a donc célébré un second Pourim dit Pourim de Hechvan, institué par les rabbins témoins du miracle.

Mais revenons au vieux couple Lebar, les pauvres ils était enfermés et esseulés. En plus, le mari avait contracté le typhus lorsqu'ils étaient encore nouveaux mariés, et il en était resté complètement aveugle.

La famille Lebar possédait aussi l'immense domaine, situé de l'autre côté de la route et qui montait à perte de vue jusqu'en haut de la colline, en s'étalant aussi de chaque côté, le tout sur des centaines d'hectares entièrement cultivés.

Pour gérer tout ça, ils avaient engagé un métayer indigène ultra compétent, même qu'il leur servait de chauffeur les rares fois où il leur fallait sortir.
Il fallait voir alors notre métayer troquer sa tenue de travail contre costume noir, cravate noire, chemise blanche, fez rouge sur la tête, fière allure au volant de l'immense traction avant 15 CV.

Le pauvre il a été égorgé après l'indépendance, considéré comme un valet du colonialisme...

A Ticharles et à moi, l'ambiance paraissait tellement lourde que l'on ne tardait pas à s'éclipser vers l'extérieur pour contempler la mer qui venait s'abattre en bas sur les rochers, dans des jaillissements d'écume.

Dans une crique, au pied d'escaliers taillés à même la roche, était amarrée une pastéra, cette fameuse barque restée célèbre pour avoir emmené le cousin Geoges en promenade solitaire, même qu'une baffane s'était levée, pas comme celle de Charles Quint mais quand même, et qu'après avoir essayé de lutter il avait eu la bonne idée de se laisser porter par le courant d'est jusqu'à la Pointe Pescade où il avait été finalement secouru. Quelle aventure !

Une fois repartis, ce fameux bol d'air resté célèbre entre nous n'avait toujours pas étanché notre soif, ce qui nous ramenait fatalement en rentrant à la case habituelle "glaçons-coco-carafes".

 

 

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